Mise en abyme

La disparition du sous-marin d’OceanGate Expeditions, petite capsule abritant cinq personnes parties à l’aventure pour observer l’épave du Titanic, à 4 000 mètres sous l’eau, sonne comme un rappel de l’histoire, un bis repetita venu des profondeurs.

Sommaire

A son époque, le Titanic représentait le luxe et le progrès, il transportait plus de 2 000 passagers : des Irlandais migrant vers l’Amérique, des classes moyennes, mais aussi la fine fleur de la bourgeoisie : le milliardaire Benjamin Guggenheim, magnat de l’industrie du cuivre, Margaret Brown, écrivaine et militante des droits de l’homme, épouse de l’exploitant minier John Brown, Isidor Straus, propriétaire des magasins Macy’s, ou encore John Jacob Astor, riche homme d’affaires américain. Aujourd’hui, le Titan, ce petit submersible de 6,5 mètres de long, transporte 5 personnes : Stockton Rush, le dirigeant de l’entreprise OceanGate Expeditions, Paul-Henri Nargeolet, directeur du programme de recherches sous-marines sur l’épave du Titanic, surnommé ‘Monsieur Titanic’ par le journal Le Monde l’an dernier, ainsi que trois passagers ayant payé leur expédition 250 000 euros :  Hamish Harding, un aventurier milliardaire, Shahzada Dawood, un homme d’affaires pakistanais accompagné de son fils de 19 ans, Suleman.

Au moment où ce texte est écrit, nous pouvons espérer que les passagers sont encore vivants et qu’ils seront secourus ; des bruits qui pourraient provenir du submersible ont été captés par des sonars la nuit passée, des bateaux sont dépêchés vers le site du naufrage, le robot Victor 6000 de l’Ifremer devrait partir en expédition dans la nuit prochaine pour retrouver le sous-marin. Alors que nous sommes tendus par cette course contre la montre, qui rappelle d’autres opérations de sauvetage médiatisées comme celle du petit Rayan coincé dans un puits au Maroc, ce fait divers, 111 ans après le premier drame du Titanic, apporte un éclairage troublant sur notre époque.

Du très grand au très petit – le progrès technologique et les limites terrestres

En 1912, le Titanic était le navire le plus imposant jamais construit : 269 mètres de long, 28 mètres de large (à titre de comparaison, le plus grand paquebot existant actuellement, Wonder of the Seas, fait 360 mètres de long, et le Queen Mary II de la célèbre compagnie Cunard en fait 345). Si le gigantisme des équipements, comme la taille des immeubles, a donc progressé tout au long de ce siècle qui nous sépare du naufrage, la technologie a aussi engagé une autre direction, celle de la miniaturisation. Dans les années 1960, la loi empirique de Moore, du nom d’un des fondateurs de l’entreprise d’ingénierie Intel, expose ainsi que la puissance de calcul d’un système double tous les deux ans : en conséquence, les machines électroniques deviennent de plus en plus petites, rapides et puissantes, et de moins en moins chères. L’image présentée par OceanGate aujourd’hui, celle d’un mini submersible d’à peine 7 mètres, parti à la rencontre d’un mastodonte échoué, illustre la rencontre de deux idéaux de la technologie : le gigantisme et l’ultra-précision. Du fond de l’océan, ces deux machines traduisent à la fois le génie de l’homme et ses limites, la mort des humains s’inscrivant paradoxalement dans le règne du vivant ou du ‘terrestre’, sous toutes ses formes : le minéral – iceberg, eau de mer – le végétal – les algues se développant sur l’épave du Titanic – ou l’animal - coraux, planctons et autres espèces aquatiques.

La force symbolique d’un événement dépasse sa réalité

La légende du Titanic, popularisée notamment par le film de James Cameron en 1997, fait du naufrage une représentation de l’hybris humaine en insistant par exemple sur le conflit entre Bruce Ismay, le patron de la compagnie White Star Line qui aurait souhaité faire la une des journaux par la vitesse du Titanic, et le capitaine Edward Smith, plus sage, qui aurait obéi mais à contre-cœur. La réalité est plus complexe, moins caricaturale : de nombreux éléments se sont alignés pour que la catastrophe ait lieu, la vitesse – qui n’était d’ailleurs pas réellement recherchée par Ismay, le Titanic étant avant tout un navire incarnant la solidité et le luxe – n’étant qu’un des paramètres ayant concouru à l’accident.

De façon similaire, l’histoire a retenu que l’orchestre du Titanic a joué jusqu’au dernier moment, et que ce concert improvisé s’est terminé par le cantique ‘Plus près de toi mon Dieu’, ce qui a été infirmé par plusieurs survivants. Néanmoins, parce que cet air est plus dramatique que la valse Songe d’Automne d’Archibald Joyce, qui serait donc le véritable dernier morceau, nous préférons garder l’image d’un air connu de tous encore aujourd’hui, et qui symbolise la fin prochaine et l’espérance.

Ce qui compte n’est donc peut-être pas tant la vérité historique d’un naufrage que la force d’un événement et ce qu’il dit d’une société. En 1912, c’est la Belle Epoque, la foi dans le progrès technologique et dans l’avenir qui ont sombré avec le Titanic, l’événement prenant une portée d’autant plus forte quand on le rapproche de la Première Guerre mondiale qui a éclaté deux ans plus tard.

Le changement climatique et la justice sociale au cœur de la lecture contemporaine du drame renouvelé  

Autre temps, autres mœurs, mais toujours même force de l’évocation : le film de James Cameron, 85 ans après les faits, peut être lu aujourd’hui comme une métaphore du changement climatique, ainsi que l’a proposé le journal The Economist en 2022 :

  • Avant le choc, le fait que les avertissements de la présence d’icebergs sur la route du Titanic sont ignorés, ce qui précipite l’accident, faisant ainsi du naufrage une tragédie plus qu’un drame.
  • A partir de la collision :
    • Les attitudes des passagers, allant de la résistance (les passagers de 3ème classe luttant pour sortir des ponts inférieurs, Rose allant délivrer Jack), au déni, à la résignation ou enfin au ‘sauve-qui-peut’ égoïste ;
    • Les différences de traitement selon les classes sociales, les pauvres ayant des taux de survie bien plus faibles, étant plus éloignés des ponts principaux (à noter cependant qu’ici, la différence de mortalité hommes/femmes a été favorable aux femmes, alors que pour le changement climatique ce sont les femmes les plus touchées).

Les enjeux ne sont pas les mêmes pour le sous-marin Titan : il n’y aura pas de différence entre les 5 passagers du fait de leur origine sociale ou de leur comportement, l’héroïsme ou l’égoïsme n’ayant pas de sens ici, la valeur cardinale étant le calme permettant de préserver l’oxygène. Cependant, une question posée dans certains médias ressemble de très près à un enjeu majeur de l’adaptation au changement climatique : qui va payer ? Les opérations de sauvetage s’élevant à plusieurs millions d’euros, et s’appliquant à des personnes très riches qui, aux yeux de certains, peuvent avoir réalisé ici une forme de caprice dangereux à leurs propres risques et périls – le contrat précisant les risques mortels en première page – il pourrait paraître délicat de faire payer l’addition au contribuable. L’argent déployé ici ne devrait-il pas l’être ailleurs, pour porter secours à d’autres personnes, elles aussi en danger de mort, pour des raisons plus simples, plus modestes – manque d’eau, de nourriture ou de médicaments ? S’il paraît prématuré d’aborder cette question alors que les recherches sont en cours et aussi parce que la vie de ces personnes est incarnée - par le fait que nous connaissions leur identité - la question de la responsabilité et du financement est un enjeu majeur pour nos sociétés face aux changements environnementaux à l’œuvre.

Une mise en abyme

En littérature, l’abyme désigne un gouffre d’une profondeur insondable. Mettre en abyme, c’est s’emboîter dans quelque chose, représenter une image à l’intérieur d’une image similaire, motif pouvant être répété à l’infini, jusqu’au vertige, retrouvant ainsi le sens premier de l’abyme, ce puits sans fond dans lequel la répétition, l’image reflétée comme celle de Narcisse dans l’eau fascine et rend fou.

Le fait divers du Titan naufragé dans l’épave du Titanic est ainsi une mise en abyme, elle-même aux multiples sens : historique, physique, symbolique – l’histoire se répétant dans les abymes de l’océan Atlantique pour illustrer l’hybris humaine face à la puissance du vivant : iceberg hier, profondeurs sous-marines aujourd’hui, limites de la machine humaine dans les deux cas.

En 1912, le progrès était de relier les hommes entre eux, de réaliser des traversées rapides et sûres de la Terre. Au fil du siècle, le sens de l’exploration s’est élargi, abordant d’autres dimensions, non plus seulement horizontales à la surface du globe, mais aussi verticales, de l’espace aux fonds sous-marins, étendant les perspectives de l’homme vers le vivant tout entier, la planète et l’univers.

Pour les passagers du Titan, l’exploration était aussi humaine et historique : ils ne sont pas allés en mission pour observer les profondeurs de l’océan mais pour voir l’épave d’un navire symbolique de nos sociétés modernes. Ils connaissaient les risques, peut-être, ils les ont ignorés, sûrement, et ils ont plongé dans les eaux noires pour retrouver un morceau d’Histoire enfouie, pour aller saluer les âmes mortes d’une époque disparue.

Alors que l’espoir est encore là pour souhaiter que la mise en abyme n’en soit pas complètement une, et plutôt que de voir cette histoire comme un nouvel échec de l’hybris humaine et de la technologie, essayons d’envisager cet accident comme une tentative précaire de la science pour appréhender le vivant, des hommes pour comprendre leur histoire, et de nos sociétés, enfin, pour se montrer solidaires, courageuses et inventives dans le sauvetage de frères humains, quels qu’ils soient, quoi qu’ils aient fait, à n’importe quel prix.

Partager l’article

Partager l’article

Vos enjeux, nos enjeux

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

À lire également