Si WeWork m’était compté

Quel rapport entre la comptabilité multi-capital C.A.R.E et l’eau parfumée à la pastèque ?

Avant de répondre à cette question, en voici d’autres, plus sérieuses :

D’où vient la valeur d’une entreprise ? Quel devrait être le but premier d’une activité économique : apporter de la valeur à ses actionnaires (et quels actionnaires : fondateurs, employés, investisseurs…) ; être rentable ; être solvable ; être durable, et si oui, à quel point de vue et quels équilibres planétaires prendre en compte ? A qui une organisation doit-elle rendre compte de l’atteinte de ces objectifs, et sur la base de quels indicateurs ?

Adam Neumann, le fondateur de WeWork incarné par Jared Leto, pose toutes ces questions dans la série WeCrashed qui retrace l’histoire de sa start-up. Et ces interrogations, fondamentales, sont aussi au cœur du modèle de comptabilité C.A.R.E (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology), développé en France par Jacques Richard, Alexandre Rambaud et Hervé Gbego.

Relecture d’un crash économique des temps modernes.

WeCrashed, Lee Eisenberg et Drew Crevello, 2022 (Apple TV+)
Sommaire

Un rêve américain

WeCrashed retrace l’histoire de la start-up WeWork, fondée en 2010 par Adam Neumann : une entreprise de services immobiliers fondée sur la sous-location d’espaces de bureaux. A l’époque, il s’agissait d’une nouveauté sur ce marché : les espaces accueillants étaient dirigés vers une nouvelle génération de salariés qui ne souhaitait pas connaître le bureau fonctionnel et sans âme de leurs parents – les balançoires, la cafétéria, le babyfoot, les sculptures d’animaux, tout devait évoquer une ambiance de détente, de fête entre amis. ‘Thank God it’s Monday’, un des slogans de l’entreprise, remplaçait la résignation du début de semaine que les employés français ont résumée par cette expression qui se veut ironique, et qui l’est en effet, mais qui porte également une immense part de tristesse et de résignation : ‘comme un lundi’. Cette réponse au traditionnel ‘comment ça va ?’  post-week-end, c’est l’idée selon laquelle nous sommes tous d’accord que le travail, la semaine de 5 jours, le bureau et tout ce qui s’y rapporte nous font suer, que nous nous y rendons parce que nous n’avons pas le choix, et que nous allons donc forcément plutôt mal un lundi.

WeWork se concevait comme bien plus qu’une entreprise de bureaux : un ‘mode de vie’, un ‘esprit’, une ‘intention’. La raison d’être de WeWork ? « Elever la conscience du monde ». Adam Neumann pouvait passer pour un illuminé, et la série WeCrashed le montre en effet comme tel, embarqué dans sa folie, pris dans une fuite en avant qui le conduit à se prendre pour un empereur, un roi, le Christ. Convaincu qu’il tient une idée révolutionnaire, sa capacité de persuasion embarque le monde autour de lui : employés et financeurs au premier plan. WeWork aurait ainsi été valorisée 45 millions de dollars alors que l’entreprise n’existait qu’à peine, ne possédait aucun bâtiment et n’avait signé aucun bail – 45 millions de dollars pour une idée, une promesse sur l’avenir.

Ce n’est rien évidemment comparé à la valorisation de près de 50 milliards de dollars en 2019 alors qu’une entrée en Bourse se profile à l’horizon, pour lever encore plus d’argent. A ce moment, la baudruche se dégonfle : les milliards avancés par les banquiers n’ont servi qu’à engager de nouveaux investissements pharaoniques, sans que l’entreprise ne soit rentable, et à justifier la nécessité d’injecter encore plus de cash pour ne pas faire faillite tout de suite. La série WeCrashed pourrait être vue comme une apologie du capitalisme du bon père de famille, la figure du nouveau PDG, Cameron Lautner, venant sonner la fin de la récré après des années d’insouciance, et promettant de restructurer l’entreprise selon un principe fondamental : « apporter de la valeur aux actionnaires ». Adam Neumann n’a en effet pas tenu cet engagement : c’était pourtant celui qui faisait rester ses employés, actionnaires de l’entreprise, acceptant une rémunération très faible dans l’espoir de devenir millionnaires le jour de l’entrée en Bourse de leur start-up.

La série WeCrashed fait ainsi apparaître une tension : WeWork est un pur produit de l’économie de marché à l’américaine et de la théorie de la « juste valeur » : une entreprise vaut ce qu’on dit qu’elle vaut. Cette ontologie quasi-messianique de la valeur est intéressante en ce qu’elle se présente ensuite sous l’angle de la rationalité parfaite, les économistes néo-classiques apparaissant comme des scientifiques dont le discours est fondé sur un ensemble de formules mathématiques inintelligibles du grand nombre et faisant autorité de fait. D’un autre côté, le personnage d’Adam Neumann gêne parce qu’il montre également que tout cela n’est que convention, et qu’il ne se contente pas de ré-écrire les codes de la vie de bureau, mais aussi ceux de Wall Street : il décide ainsi avec sa femme de modifier le prospectus S1, considéré comme ‘sans vie’ (les chiffres sont remplacés par des discours d’intention et des photos retraçant l’histoire de l’entreprise), et il souhaite supprimer l’indicateur EBITDA (bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissements, soit le bénéfice opérationnel d’une activité), dont il comprend bien que le seul intérêt pour les investisseurs est de pouvoir comparer la rentabilité d’entreprises très différentes sous le seul angle financier.

Redéfinir les codes

Au-delà de la critique facile d’un type qui s’est pris pour ce qu’il n’était pas, WeCrashed raconte donc cette ambition, très intéressante, de redéfinir les codes d’un système économique. Adam a cette force créatrice, et c’est en cela qu’on peut le voir comme un Messie : il comprend que le commencement est le Verbe, et non le chiffre, et que le Verbe peut décider du chiffre par cette force de représentation et d’organisation du monde que le langage permet.

Le personnage d’Adam Neumann aurait certainement apprécié le modèle de comptabilité C.A.R.E pour cette même volonté de restructurer la façon dont la réalité économique nous est présentée. C.A.R.E s’inscrit dans la comptabilité traditionnelle où les activités sont prises en compte par rapport aux dettes qu’elles ont générées et aux revenus réels qu’elles ont rapportés. Cette vision en coûts historiques, approche traditionnelle de la comptabilité depuis la Renaissance, diffère de la comptabilité en juste valeur en ce qu’elle se refuse à la capacité de projection : ‘ce qui est, est ; ce qui a été, est ; mais ce qui sera peut-être, n’est pas’. Alors que la comptabilité traditionnelle en coûts historiques s’inscrit dans le passé, la comptabilité en juste valeur ne voit que l’avenir, court vers son futur, et anticipe des scénarios qui ne se réaliseront peut-être jamais.

Adam Neumann aurait peut-être moins apprécié le fait que, passé à la moulinette du modèle C.A.R.E, son projet n’aurait probablement pas permis de lever des millions, puis des milliards de dollars. C.A.R.E étend en effet le modèle de la comptabilité en coûts historiques, qui définit le capital financier (souvent apporté par les fondateurs de l’entreprise ou les premiers investisseurs), comme une entité à préserver, à d’autres types de capitaux naturels et humains.

Les salariés ne sont ainsi plus traités en comptabilité comme des charges ou comme des actifs productifs mais comme des capitaux au sens traditionnel : des entités essentielles à la conduite des opérations de l’entreprise, dont l’existence est indépendante de l’organisation (de la même façon que l’argent ayant servi au capital financier pré-existait à la création de l’activité), et qu’il s’agit de préserver. Cette préservation du capital humain se réfléchit notamment par rapport à la définition d’un salaire décent : verser ce salaire à un employé permet donc de rembourser une dette vis-à-vis du capital humain qu’il représente. Ce n’est qu’après ce premier palier que l’on pourra réellement parler de rémunération. Adam Neumann justifiait les salaires très bas payés à ses employés parce qu’ils avaient en contre-partie des actions de leur entreprise, et nombre de start-ups fonctionnent encore sur ces bases : cela permet non seulement de dépenser moins pendant des années en économisant sur le poste des employés, tout en motivant les salariés : ils ont intérêt à tout donner pour leur travail puisque c’est cela, leur dit-on, qui permettra de vendre à un bon prix, et de récupérer alors le fruit de leurs sacrifices. Si cette promesse s’est parfois réalisée, la plupart des employés ayant accepté ce type d’arrangement se sont rendu compte à leurs dépens qu’il s’agissait d’un marché de dupes. Ici, le modèle C.A.R.E permet de mettre en évidence le caractère non soutenable de ces pratiques, en illustrant la dette qu’une entreprise entretient vis-à-vis de son capital humain.

Et enfin, pour répondre à la question posée au début de l’article : l’eau à la pastèque a tout à fait à voir avec la comptabilité C.A.R.E et pourrait être intégrée aux états financiers de l’entreprise : soit comme une dépense de préservation si l’on considère qu’elle permet d’éviter de ‘dégrader le capital humain’ de façon préventive, par exemple si l’employé se désaltère avant une réunion et que cela lui permet d’être moins affecté par celle-ci qu’il ne l’aurait été sans boire,  soit comme une dépense de restauration, si l’on considère plutôt que l’employé boit cette eau parfumée pour compenser une frustration, a posteriori – et quoi de mieux en effet qu’un goût de pastèque pour faire passer le désarroi de n'être pas devenu millionnaire ?

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