Accueil » Ressources » La plus grande pyramide de Ponzi de l’histoire ?
Comprendre l’impasse environnementale par les mécanismes à l’œuvre dans un Ponzi : illusion et cynisme
La pyramide de Ponzi correspond à l’escroquerie la plus simple qui soit : proposer à Jeanne de confier son argent en lui garantissant des intérêts élevés et lui verser effectivement ces intérêts, payés non pas grâce à un placement réel mais par l’argent obtenu de Marie, qui aura choisi d’investir pour les mêmes raisons que Jeanne, et ainsi de suite. Parfois, une pyramide de Ponzi peut être presque involontaire : elle part d’un mensonge, d’un besoin d’argent ponctuel et la machine s’emballe – c’est ce qui a poussé Xavier Dupont de Ligonnès ou Jean-Claude Roman à tuer leur famille : ne pas vouloir être démasqué, maintenir l’illusion de sa réussite quitte à perdre ce qu’on a de plus cher pour conserver le souvenir d’une estime, bien que mal acquise.
Charles Ponzi, l’escroc italien du début du XXème siècle qui a donné son nom à ce mécanisme, n’était ni un criminel ni un menteur malgré lui, mais bien un charlatan, conscient du montage financier qu’il réalisait, souhaitant s’enrichir et ne regrettant finalement pas les conséquences de ses actes : après la découverte de sa fraude au bout d’un an (environ 15 millions de dollars et 40 000 personnes concernées) et trois années de prison, il retourne en Italie en 1934 où il continue à monter des affaires illégales, avant d’intégrer le ministère des Finances du gouvernement de Mussolini. Il écrira ses mémoires racontant ce qu’il percevait donc comme une réussite : L’Ascension de Monsieur Ponzi.
En 2008, la plus importante chaîne de Ponzi fut révélée lorsque Bernard Madoff, dont le nom à l’époque évoquait tout ce que la finance pouvait faire de plus sérieux, avoua être à l’origine d’une escroquerie de plus de 60 milliards de dollars, résultat de plusieurs dizaines d’années de collecte de sommes de plus en plus élevées – les investisseurs les plus chevronnés ayant une grande confiance en celui qui aurait pu devenir le dirigeant de la SEC, la plus haute autorité de contrôle des marchés financiers des Etats-Unis.
A la différence de son prédécesseur italien, Madoff n’est jamais sorti de prison, et il est mort en 2021, ayant perdu ses deux fils, l’un de suicide, l’autre de cancer, les deux n’ayant pas supporté le nouveau roman familial qui les faisait passer d’héritiers d’une grande affaire de trading à Wall Street à des enfants gâtés d’un escroc sans scrupules, potentiellement complices – même s’ils ne savaient rien et que leur père avait volontairement séparé son activité d’investissement, la chaîne de Ponzi, de celle, régulière, de trading, qui lui valait une reconnaissance légitime et dont ses fils avaient pris la direction.
Autre différence majeure : Madoff n’aurait pas consciemment planifié cette escroquerie, il aurait commencé par faire quelques investissements malheureux, réussi à sauver les apparences en utilisant l’argent de certains clients pour payer les intérêts aux autres, et aurait alors très vite perdu le contrôle sur son activité d’investissement – qui en réalité donc, n’investissait rien du tout, et mériterait plutôt le nom d’activité de passe-passe. Pris dans son propre piège, il n’y avait de solution que l’aveu et le remboursement de ce qui pouvait l’être, ou la fuite en avant, la chaîne de Ponzi devenant de plus en plus importante au fil des années, et c’est cette deuxième option qui fut retenue.
Causes différentes et mêmes effets : dans ces deux cas célèbres et par-delà les écarts de degré dans l’ampleur de l’escroquerie et la popularité de l’escroc, un point commun demeure, c’était « trop beau pour être vrai ». Dans un cas, parce que les rendements étaient exceptionnels (Ponzi proposait des intérêts de plus de 50%), dans l’autre parce qu’ils étaient anormalement réguliers (pendant des décennies Madoff a garanti des gains non seulement dans la moyenne haute du marché, mais surtout très stables : investir chez lui était considéré par tous comme un des placements les plus sûrs). L’expression le dit pourtant très bien ‘trop beau pour être vrai’ est donc bien ‘trop beau’ pour ‘être vrai’.
Il ne faut pas oublier que malgré la culpabilité de la personne qui a menti au départ, le système ne peut fonctionner que parce que les victimes y croient et apportent leur consentement. Consentement à quoi ? Il y a bien sûr l’appât du gain facile, l’adhésion aux valeurs néolibérales qui valorisent le capital au détriment du travail – allant même jusqu’à employer l’expression de « faire travailler l’argent » – et peut-être aussi l’envie d’en être voire la crainte, plus forte encore, de ne pas en être, de passer à côté de sa chance, de stagner quand les autres s’envolent.
Cependant, une fois qu’on est dans le système, il y a beaucoup plus. Tout comme Madoff s’est fait prendre à son propre piège et a été contraint à une fuite en avant perpétuelle pour maintenir les apparences, ses clients ne pouvaient pas envisager, une fois qu’ils avaient fait confiance et placé leur argent, qu’ils aient pu se tromper. On perpétue les erreurs du passé pour se convaincre qu’elles n’en étaient pas. Ainsi de Thierry de La Ville Huchet, à la tête d’un hedge fund qui avait placé des milliards de ses clients chez Madoff : alerté à plusieurs reprises par un analyste financier qui avait décelé la fraude en à peine 5 minutes d’étude de l’historique des rendements, il expliqua un jour clairement à son conseiller qu’il ne pouvait de toute façon pas envisager que Madoff puisse avoir menti, et que si c’était néanmoins le cas (cette simple précision indiquant suffisamment la fragilité de sa conviction), il serait un homme mort. La prophétie se réalisa en 2008, quelques jours après l’annonce de Madoff, et le dirigeant du hedge fund, à l’antique, s’ouvrit les veines dans son bureau new-yorkais. Soucieux pour une fois de l’avenir et par une attention élégante et dérisoire, il prit soin de positionner ses poignets au-dessus d’une poubelle afin de ne pas tacher la moquette. De façon moins tragique mais tout aussi révélatrice, Harry Markopoulos, l’analyste financier en question, avait alerté à plusieurs reprises la SEC. Malgré ses démonstrations très claires donnant toutes les indications aux auditeurs pour effectuer leur travail de contrôle, la SEC n’a pas démasqué Madoff, les inspecteurs envoyés, très jeunes, n’ayant pas l’audace de s’opposer à celui qui aurait pu être leur futur directeur.
Et c’est ici, dans cette illusion partagée et semi-consciente, que nous reconnaissons des traits de la situation dans laquelle les hommes aujourd’hui se trouvent par rapport aux bouleversements écologiques – changement climatique, perte de la biodiversité, pollution de l’air, de l’eau, acidification des océans, perturbation des cycles biogéochimiques etc. Nous ne pouvons en effet pas dire que nous ne savons pas : dès les années 1970, la publication du rapport Meadows sur les limites de la croissance posait clairement la plupart des problèmes actuels ; l’impact des émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine sur le climat a été démontré il y a des décennies, et confirmé régulièrement par le GIEC via ses rapports largement diffusés ; la perte de biodiversité est une réalité sensible pour chacun d’entre nous (où sont passés les insectes que l’on trouvait sur les parebrises ? Les vers de terre que l’on voyait dès qu’on remuait la terre ?), établie scientifiquement par l’IPBES et de nombreux chercheurs. Tout cela n’est d’ailleurs pas totalement vain : plus personne ou presque ne conteste la réalité du changement climatique et de façon générale l’impact de l’homme sur les équilibres terrestres.
C’est peut-être cependant plus surprenant et plus inquiétant encore : nous savons, et nous agissons comme si nous ne savions pas. Il s’agit pourtant là d’une contradiction portée à l’un des fondements de l’économie néoclassique : la condition nécessaire à l’optimisation du bien-être dépend de la diffusion d’une information claire et juste à l’ensemble des agents, par définition rationnels. Ce postulat ne heurte d’ailleurs pas le sens commun : qui irait se jeter sous les roues d’une voiture s’il était capable de la voir arriver ? Qui se rendrait dans un pays pour des vacances en famille s’il lisait dans la presse que ce pays est en proie à une guerre civile ? C’est par ce prisme que les sujets ESG (pour Environnement, Société et Gouvernance) ou RSE (Responsabilité Sociétale de l’Entreprise) se sont d’abord développés dans les entreprises : la création de reportings, l’établissement d’indicateurs et de mesures ont paru suffisants pour lutter contre les impacts des bouleversements écologiques. Si on savait, grâce à une communication claire et transparente, les équilibres se rétabliraient spontanément, chaque agent ayant intérêt à utiliser l’information pour maximiser son bien-être.
Malgré cette apparente évidence, les faits résistent : la mise en regard des courbes des émissions de gaz à effet de serre et de l’organisation des COP dédiées au climat depuis vingt ans illustre bien ce paradoxe. Dans une apparente schizophrénie, plus le monde connaît et comprend les causes et conséquences du changement climatique, plus la situation s’aggrave. Il ne s’agit plus ici d’un aveuglement mais d’une vision autre, comme développée par Clément Rosset dans Le Réel et son double, parlant de cette attitude commune « qui ne dit ni oui ni non à la chose perçue, ou plutôt lui dit à la fois oui et non. Oui à la chose perçue, non aux conséquences qui devraient normalement s’ensuivre. ». Chacun se positionne à des degrés différents sur l’échelle de la clairvoyance ou du déni de la réalité environnementale, de la même façon que les investisseurs de Madoff variaient : des non-professionnels qui faisaient confiance à un nom respecté sans connaître le détail des stratégies d’investissement aux gérants de hedge funds qui maîtrisaient les techniques financières et pouvaient se douter d’une forme de fraude – le délit d’initié aurait pu par exemple expliquer l’incroyable capacité de Madoff à suivre les performances réelles du marché ; facile d’ailleurs car il les suivait au sens premier, attendant leur résultat pour se calquer sur elles. Leur point commun : avoir été bernés, non pas tant par Bernard Madoff, mais par eux-mêmes, par leur incapacité à mettre en cohérence une information et une action, et par ce caractère profondément humain, bien que non enseigné dans les manuels d’économie : l’irrationalité.
Si l’échec à réduire les émissions de gaz à effet de serre et autres impacts causés par l’homme à la Terre est évident, de même que l’issue finale d’une pyramide de Ponzi, la maximisation du bien-être des agents n’est peut-être pas si contradictoire, selon la théorie néoclassique, avec l’inaction environnementale ou la participation à une chaîne de Ponzi.
Une des caractéristiques des outils de la finance actuelle est d’écraser l’avenir : les méthodes de discount des cash-flows rendent les flux futurs quasi nuls. Un investisseur se préoccupe ainsi tout au plus des rendements de son investissement à 5 ans, 10 ans maximum, c’est-à-dire un instant à l’échelle géologique. Privilégier un bien-être de court-terme au détriment du long-terme est donc constitutif de la définition d’un agent rationnel selon l’économie néoclassique. Mark Carney, alors dirigeant de la Bank of England, a qualifié ce mécanisme de « tragédie des horizons » dans un discours célèbre en 2015, rappelant que la plupart des impacts catastrophiques du changement climatique seraient constatés dans un horizon dépassant celui de la plupart des dirigeants, à la fois politiques, économiques ou institutionnels, ces différents mandats n’excédant que très rarement 10 ans.
De façon cynique, les investisseurs d’un Ponzi, tout comme les agents économiques d’aujourd’hui, ont d’autant plus intérêt à persister dans un système s’ils croient effectivement qu’il est voué à l’échec à plus ou moins long terme : le bien-être présent n’en prend que plus de valeur relative. Quand une journaliste demanda à Bernard Madoff, une fois en prison, comment il pensait que tout cela allait prendre fin avant 2008, il répondit qu’il croyait que le monde allait s’effondrer, que cette conviction avait été renforcée par les attentats du 11 septembre. Il attendait donc de couler avec le navire, confondant probablement la certitude de l’effondrement de son château de cartes avec l’espérance, qui se maquillait en crainte, d’une débandade générale de la civilisation occidentale qui aurait permis d’engloutir d’un seul coup le passé, fraude comprise. A son échelle, et dans une perspective purement économique, Madoff avait raison de s’entêter, de ne pas se rendre, ni à l’évidence, ni aux forces de polices. Le caractère absolument certain de sa faillite à moyen ou long-terme ne faisait que lui donner raison de profiter – maison à Montauk, villa dans le sud de la France, yacht et autres possessions matérielles étaient consommés comme des compensations, une avance sur l’avenir, forcément plus austère.
Y a-t-il donc une si grande contradiction à ce que Madoff ait été à la fois le plus grand escroc de l’histoire de la finance, et l’un de ses personnages les plus reconnus ? Plutôt que de voir cela comme un accident, ne faut-il pas y voir la défaillance de nos valeurs, de l’organisation de notre économie et de nos sociétés ? Il est facile de considérer Madoff comme le loup solitaire de Wall Street. Parler de pyramide de Ponzi ou d’affaire Madoff, c’est finalement responsabiliser l’individu pour ne pas penser le collectif. Madoff ayant plaidé coupable pour tous les chefs d’accusation, le procès n'eut pas lieu, évitant un moment embarrassant à l’ensemble du monde financier, la plupart des grandes banques et de très nombreux gestionnaires étant impliqués dans l’escroquerie. Or c’est bien cela qui aurait été intéressant – comprendre comment celui qu’on a désigné comme un criminel s’insérait parfaitement dans les principes et les mécanismes du modèle néolibéral. Ce constat, de même nature que celui énoncé plus tôt de la justification économique apportée à la destruction de la Terre, ne devrait-il pas nous faire lever les yeux, et contempler les limites, non plus seulement planétaires, mais morales, du système dans lequel nous sommes inscrits ?
En prison, Bernard Madoff a pris la mesure de ses actes, en même temps que la conscience du besoin qu’avaient les autres de désigner un coupable (sa responsabilité allant d’ailleurs dans l’esprit collectif bien au-delà de sa pyramide de Ponzi, pour englober une partie de la crise des subprimes), ainsi que de la responsabilité de ses victimes : « ils étaient avides ». Jugée indécente par beaucoup, cette réflexion invite au recul. Sans nier la culpabilité d’un escroc ni les réels dégâts causés par ses pratiques aux investisseurs malheureux, il s’agit en effet de penser les conditions qui ont rendue possible l’escroquerie plutôt que d’évacuer le problème par la solution la plus simple, la « défaillance de marché » commise par un acteur malintentionné, rapidement mis au ban de la société afin qu’il n’en révèle pas les incohérences. En prison, Madoff a également déclaré qu’il était finalement plus heureux que pendant ses années de mensonge doré. ‘Relief’, le soulagement, est ce sentiment intéressant des criminels quand ils se font arrêter, parce que leur sens moral, qui existait bien enfoui, est rassuré à cet instant : ‘le monde n’est pas complètement fou puisqu’il a compris que j’agissais mal’.
Les pyramides de Ponzi ne sont pas l’accident mais le révélateur d’un système qui fuit en avant sans regarder l’avenir. Il s’agit d’un problème tout à la fois moral et économique : faire peser sur les générations futures le poids de nos décisions est à la fois injuste et inefficace – de nombreuses études ont chiffré la différence entre le coût d’une transition écologique et le coût de son absence, les rapports allant du simple au quintuple. On peut d’ailleurs imaginer que dans un monde déréglé, ces valeurs n’aient même plus de sens – que vaut l’argent sur le Titanic ?
Intégrer l’éthique et l’intérêt des générations à venir dans le logiciel économique apparaît ainsi comme une nécessité pour sortir de l’engrenage actuel. L’attribution d’un coût aux impacts des hommes et des organisations sur la planète permettrait de reconnecter prix et valeur, de redescendre de nos pyramides instables et de poser enfin les pieds sur Terre.
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