Accueil » Ressources » La planète en pause
Emmanuel Macron a appelé cette semaine à une ‘pause réglementaire européenne’, évoquant le risque pour l’Europe de se trouver ‘les mieux-disant en termes de réglementation et les moins-disant en termes de financement.’ Très critiqué par les milieux écologistes mais salué par un certain monde des affaires qui se plaint régulièrement du manque de pragmatisme de la réglementation européenne, le président français reprend une opposition classique entre économie réelle et bureaucratie hors sol, entre ceux qui font et ceux qui empêchent de faire. Doit-on réellement choisir entre réglementation et financement ? Marquons une pause pour essayer d’y voir plus clair.
Cette prise de position s’inscrit dans un double contexte :
a. Réglementaire
Le débat autour de la standardisation des normes environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) des entreprises, pour laquelle deux visions essayent de s’imposer actuellement :
Des travaux d’alignement ont été entrepris entre ces organismes, et les standards européens seront compatibles avec les autres. En revanche, l’Europe reste pour l’instant en effet ‘mieux-disante’, car les normes ESRS concernent plusieurs sujets environnementaux (climat, pollution, eau, biodiversité, économie circulaire) quand l’ISSB ne s’intéresse qu’au climat. La CSRD européenne vise également à imposer le concept de double matérialité comme une référence dans le positionnement des entreprises : toutes les organisations seraient ainsi amenées à préciser l’impact des changements environnementaux sur leur modèle d’affaires (matérialité simple ou financière, la seule reconnue par l’ISSB), mais également l’impact de leurs activités sur l’environnement.
b. Industriel
Si c’est la ‘pause dans les réglementations environnementales’ qui a fait le buzz, le discours d’Emmanuel Macron prononcé le 11 mai portait d’abord sur la réindustrialisation du pays dans une trajectoire de décarbonation. Le président a ainsi appelé à ‘réduire les émissions’ et à ‘améliorer le développement durable’. Il ne s’agit donc pas d’une pause dans les efforts environnementaux, mais bien dans la création de normes réglementaires, qui seraient vues comme une entrave au développement économique.
Cet appel à la réindustrialisation verte est à lire dans un contexte international marqué par une double concurrence :
Comme son nom ne l’indique pas, l’Inflation Reduction Act (IRA) comporte des mesures historiques pour la décarbonation. Les Etats-Unis visent ainsi à stimuler la production de technologies vertes pour prendre la tête de la lutte mondiale contre le changement climatique actuellement dominée par la Chine.
a. Succès : concilier fin du monde et fin du mois
L’IRA s’inscrit dans la volonté de l’administration Biden d’agir en faveur de la classe moyenne grâce à la création d’emplois et au renforcement de la compétitivité des Etats-Unis. Lors d’une visite d’une usine de semi-conducteurs en Arizona, le président américain a ainsi ajouté que les Etats-Unis n’allaient plus expédier ses emplois à l’étranger, mais ses produits ‘America will be shipping products overseas – not jobs’. 100 000 emplois relatifs aux métiers de la transition énergétique ont été créés dans les 6 mois suivant la mise en place du dispositif, et on estime que le total d’emplois créés d’ici 2030 pourrait s’élever à 9 millions.
Ce projet social est aligné à un objectif environnemental : les incitations fiscales sont orientées majoritairement vers la production d’énergies vertes en ciblant les véhicules électriques, les panneaux solaires et les batteries produits sur le sol américain. L’ambition est ainsi de réduire les émissions de carbone des Etats-Unis de 40% en 2030 par rapport à 2005 tout en réduisant le coût des technologies propres de 25%.
Un vrai succès de l’IRA consiste donc dans la réconciliation, à la fois dans l’esprit et dans les faits, de deux enjeux majeurs : la prospérité des peuples et la préservation de la planète via la lutte contre le réchauffement climatique.
b. Limites : protectionnisme et vision restrictive des enjeux écologiques
Le reproche principal fait à l’IRA, du point de vue européen, est son caractère protectionniste qui pourrait nuire à l’économie de l’Union - actuellement, l’Europe concentre environ 25% de la production de véhicules électriques. Pour bénéficier des incitations fiscales de l’IRA, 50% des composants d’une batterie doivent par exemple être fabriqués ou assemblés en Amérique du Nord, et ce sera la totalité à partir de 2029. Si l’Europe tente de négocier des aménagements pour atténuer les effets de ce protectionnisme, la politique américaine reste légitime dans une perspective de souveraineté du pays, et va par ailleurs dans un sens positif pour la population mondiale puisqu’elle vise à diminuer les émissions de gaz à effet de serre et à contenir ainsi le réchauffement climatique, qui, lui, ne connaît pas de frontières.
Au-delà de cette critique géopolitique, à laquelle la réponse par l’industrialisation européenne est logiquement défendue par Emmanuel Macron, l’exemple américain soulève plusieurs points critiques :
Les politiques d’incitation financière – subventions, crédits d’impôts etc. – sont un des outils de la puissance publique, au même titre que les taxes, les interdictions ou les normes. On peut ainsi tout à la fois interdire la mise en location de passoires thermiques et prévoir des incitations fiscales pour la rénovation des logements : ces deux mesures ne s’opposent pas mais se complètent. Alors, pourquoi cette prise de position d’Emmanuel Macron ? Le risque – réel – d’une inflation bureaucratique ne masque-t-il pas les vrais avantages des normes ESRS contenues dans la directive européenne CSRD ?
a. Dépasser le seul enjeu climatique
Afin de défendre la position d’Emmanuel Macron, Elisabeth Borne a déclaré le 13 mai qu’il n’y aurait ‘pas de pause dans l’ambition climatique’, traduisant peut-être involontairement l’idée selon laquelle l’unique enjeu environnemental était le climat, ce qui est bien précisément le problème : cette tentative de sauvetage a simplement éloigné un peu plus le canot.
Pourtant, il s’agissait là d’une vraie force des normes ESRS proposées – des premiers textes ont en effet été communiqués, la publication de la version définitive étant prévue pour l’été 2023 (pour une application en janvier 2024). L’Europe, à la différence des autres régions du monde, aurait ainsi été la première à mettre en avant l’importance de la définition de normes communes pour les enjeux environnementaux comme la pollution, l’eau, la biodiversité ou l’économie circulaire.
b. Inscrire les modèles d’affaires des entreprises dans les limites planétaires
L’autre force majeure de la CSRD consiste dans le concept de double matérialité qui place l’entreprise au cœur de son milieu, en accord avec la théorie des parties prenantes, et non plus comme une entité-bulle qui ne ferait que capter des opportunités ou se prémunir de risques présentés par le monde extérieur.
Cette conception philosophique de la place de l’entreprise se traduit dans la réglementation par l’obligation de définir le modèle d’affaires et la stratégie au regard des limites planétaires quantifiées par des analyses scientifiques. Par exemple, pour la biodiversité, la norme actuellement proposée expose que le modèle d’affaire d’une entreprise doit s’aligner sur les objectifs définis par le cadre mondial (IPBES), à savoir aucune perte nette d’ici 2030, un gain net à partir de 2030 et une reconstitution complète d’ici à 2050.
c. Standardiser les normes ESG pour limiter les dérives actuelles
Ce n’est pas la réglementation qui complique le jeu autour des sujets ESG, mais plutôt son absence ou son manque de normativité. Actuellement, on demande surtout aux entreprises de communiquer au sujet de leurs engagements, mais le contenu de ces engagements n’est pas clairement défini. Même pour le sujet du carbone, le plus développé à ce jour, les ambiguïtés sont nombreuses concernant les méthodes de calcul pour arriver à l’objectif de ‘net zero’, et de nombreuses organisations abusent ainsi des mécanismes de compensation pour baisser artificiellement leurs émissions.
C’était bien l’objectif de la directive CSRD : répondre au flou artistique des normes actuelles. On se trouve dans une situation où chacun déclare ce qu’il veut (ex. l’origine durable du caoutchouc utilisé dans les usines ou la création d’écoles dans des pays en développement) ; tout se retrouve dans la déclaration de performance extra-financière, des agences créent des systèmes de notation fortement divergents et ce sont tous ces discours et ces labels qui, incontrôlés par l’absence d’une réglementation ambitieuse, nuisent finalement au développement des politiques environnementales en ridiculisant leur portée.
Emmanuel Macron a raison lorsqu’il présente l’Europe comme la plus avancée en termes de réglementation environnementale à ce jour. Nous devrions être fiers de cette qualité et mettre en valeur les avancées majeures des nouvelles normes plutôt que de les réduire à des lourdeurs administratives en opposition au développement industriel. C’est en prouvant que la combinaison de l’exigence intellectuelle, de l’éthique écologique et de la prospérité économique est une réponse efficace aux enjeux actuels que l’Europe pourra assurer sa place dans le jeu mondial.
Il faut appuyer sur Play et non sur Pause.
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